L'actualité a récemment évoqué le cas de grandes entreprises qui entendaient délocaliser leur site de production vers des pays où la main d'œuvre est meilleur marché (ST Microélectronique, Bosch, etc.) avec les conséquences sociales dramatiques qui en découlent.
Or, les médias et les commentateurs s'intéressent moins aux entreprises multinationales qui, par un montage juridique, tente de réduire au maximum leurs coûts fiscaux sans pour autant toucher à leurs sites de production et donc sans créer de remous sociaux.
Ainsi, un certain nombre d'entreprises importantes, européennes ou non, qui sont situées en France et dans les pays européens depuis de nombreuses années organisent, ou ont déjà organisé, leur délocalisation dans des pays à fiscalité plus avantageuse.
Une grande entreprise X a plusieurs entreprises dans des pays européens. Souvent l'entreprise située en France, dénommée X France, a une structure juridique nationale et une entité économique propre, il en est de même pour les entreprises localisées dans les autres pays. Comme ces entreprises ont un même propriétaire, le groupe peut engager une démarche de rationalisation des coûts de production au niveau européen liée éventuellement à une spécialisation de ses filiales. Sont visées les fonctions de direction principale et une partie des fonctions supports (informatique, administration générale, etc.), sans que soit pour autant touché les sites de production et, a fortiori, les établissements de vente locale.
Cela revient à centraliser dans un endroit donné l'ensemble de ces activités. C'est alors que la tentation est forte d'optimiser l'opération au plan fiscal en localisant cette nouvelle entité dans un pays à fiscalité réduite comme l'Irlande, le Luxembourg ou la Suisse.
L'objectif est de concentrer au maximum les bénéfices là où l'impôt frappe le moins. La production et la masse salariale ne bougent pas, et, par voie de conséquence, les prélèvements fiscaux et sociaux y afférents. Mais, en centralisant par exemple les achats de matières premières pour les " revendre " aux filiales à un prix défini hors de toute contraintes concurrentielles, l'entreprise principale peut soustraire de chaque pays concernés une part de la valeur ajoutée, c'est à dire de la base soumise à l'impôt.
C'est la mécanique des prix de transfert. (voir explications)
C'est ce que s'apprête à réaliser l'entreprise américaine Colgate-Palmolive, révélation faite par la CFDT de cette entreprise que l'AFP a rendue publique le 20 juillet dernier :
Le syndicat CFDT du groupe Colgate Palmolive a dénoncé mardi comme "un abus de pouvoir" le projet de "délocalisation fiscale" présenté en comité central d'entreprise par la direction du groupe américain de produits d'hygiène. La direction n'a pu être jointe par l'AFP. "C'est de l'abus de pouvoir car ce projet modifie les structures de l'entreprise pour mieux échapper à la fiscalité locale tout en faisant des profits en France et en Europe", a expliqué à l'AFP Jean-Philippe Ghesquier, responsable CFDT.
Selon lui "ce projet consisterait à saucissonner l'entreprise en différents sites indépendants qui seraient rattachés à un siège européen basé à Genève".
Pour M. Ghesquier, "les sites en France et en Europe ne seraient plus que des sites de façonnage, des centres de coûts qui n'auraient plus aucune vision sur leur avenir, sur les investissements ou sur les profits", a-t-il ajouté. Ce projet de "délocalisation fiscale" a "pour objectif d'échapper à l'imposition sur les sociétés dont le taux est en France de 33,33% alors que la direction du groupe aurait déjà négocié à Genève un engagement de 10 ans pour un taux de 6,4%", a affirmé le responsable syndical. Selon la CFDT, le projet de "délocalisation fiscale" appelé +Optima+ a été présenté par la direction de Colgate Palmolive Company pour "information" au comité central d'entreprise réuni lundi en session extraordinaire. (AFP du 20 juillet 2004).
L'impôt sur les sociétés est en Suisse de 6,44 %, auquel s'ajoute le cantonal (celui qui aurait été négocié) et éventuellement le local. En tout état de cause, il est bien inférieur à l'impôt français de 33,33 %.
De son côté, le sénateur maire UMP de Compiègne (ville où se situe le principal établissement français de Colgate-Palmolive), Philippe Marini, par ailleurs spécialiste de ces questions au Parlement, dénonce sans ambages ce procédé de délocalisation fiscale : " Je ne suis pas convaincu que ces dispositifs qui visent à ce qu'on appelle l'optimisation fiscale soient légaux. Lorsque la réalité économique de l'entreprise ne change pas, c'est un abus de droit, ce que la loi réprime de manière très sévère " déclare-t-il au Parisien, édition de l'Oise, du 28 juillet 2004. Et de prévenir : " Aussi, il ne faudrait pas que quelques auditeurs anglo-saxons chatouillent trop la queue du dragon. Nous ne sommes pas naïfs ni idiots et encore moins des manants, et je conseillerais à ces gens d'être prudents. "
Ce capitalisme sans frontières et apatride continue sa recherche effrénée du rendement maximum au mépris des réalités politiques et humaines. Ce n'est malheureusement pas nouveau, mais le phénomène s'amplifie et, à cet égard l'entreprise Colgate n'est pas un précurseur.
La solution est bien évidemment politique, mais l'Europe fiscale patine. L'harmonisation fiscale se heurte au pays qui n'y ont pas intérêt (Irlande et Luxembourg notamment) et aux nombreux partisans d'un libéralisme économique sans entrave.
On ne peut pas affirmer que les décideurs politiques nient le problème. Le premier ministre vient d'annoncer des mesures de relocalisations des emplois pour la prochaine loi de Finances. Le choix est d'accorder des allégements fiscaux et sociaux pour l'implantation d'entreprises qui relocaliseront des emplois dans des zones françaises économiquement dévastées, voire même des amnisties fiscales pour les capitaux expatriés. Si l'intention est louable, le choix est défensif et régressif.
Tout comme les délocalisations d'emplois, la délocalisation fiscale est une question cruciale posée au syndicalisme européen et mondial.
Paris, le 28 juillet 2004